jeudi 31 janvier 2008

Peter Menzel, « Hungry planet », what the world eat , 2005

L’emploi ad nauseam d’expressions comme « mondialisation » ou « village global » nous ferait presque oublier qu’il existe toujours d’immenses disparités planétaires qui ne sont pas prêtes d’être comblées ! C’est ce que nous rappelle à sa manière le photographe Peter Menzel en braquant son objectif sur les pratiques alimentaires de nos contemporains aux quatre coins du monde. En tout, 30 familles visitées dans 24 pays différents. Le principe est simple : chaque famille est photographiée devant la nourriture qu’elle consomme en une semaine. La légende stipule la dépense que cela représente en dollars US. On mesure ainsi du premier coup d’œil à quel point les différences économiques sont aussi grandes que les différences culturelles. Mais aussi que l'humanité oscille décidement entre pénurie et malbouffe...


Allemagne, Famille Melander de Bargteheide, 375.39 Euros ou 500.07 $ / semaine


Etats-Unis, Famille Revis de Caroline du nord, 341.98 $ / semaine


Grande-Bretagne, Famille Bainton de Cllingbourne Ducis, 155.54 £ ou 253.15 $ /semaine


Egypte, Famille Ahmed du Caire, 387.85 livres égyptiennes ou 68.53 $


Chine, Famille Cui du village Weitaiwu, 57,27 $ /semaine


Equateur, Famille Ayme de Tingo, 31.55 $ / semaine


Tchad, Famille Aboubakar, réfugiés du Darfour, 685 Francs CFA ou 1.23$ / semaine


D’autres clichés sont à découvrir sur le site de Peter Menzel ou du Time. Vous pouvez également télécharger ce powerpoint qui circule sur le net.

mardi 29 janvier 2008

Serge Halimi, « Le grand bond en arrière », fayard, 2006

« Nous avons connu d’autres ambitions collectives que celle de punir les pauvres, d’autres définitions de la liberté que celle de choisir entre deux marques de produit. Cette utopie-là vaut bien celle des autres. Et c’est aussi grâce à elle que nous savons que nous ne sommes pas condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. »

Si vous avez voté « Sarkozy » avec enthousiasme lors des dernières élections ou si vous pensez qu’il « invente » des solutions originales pour redresser le pays, passez votre chemin, ce livre n’est pas pour vous. Car si par malheur, vous y comprenez quelque chose, tous les confessionnaux du monde ne vous seront d’aucun secours. Pour tous les autres, ceux pour qui des mots comme « justice sociale » ou « solidarité » ont encore un sens mais qui ne comprennent plus la marche du monde et qui ne savent pas comment on a pu en arriver là –je sais que vous êtes nombreux- prenez le temps de lire ce livre. A défaut de pouvoir changer le monde, vous aurez au moins la satisfaction de savoir comment « l’ordre néolibéral » s’est largement imposé à nos sociétés en ce début de 21ème siècle : Pourquoi Lionel Jospin a t-il privatisé plus d’entreprises qu’aucun autre Premier Ministre en France ? Pourquoi les réformes les plus dures en Allemagne ont-elles été réalisées par les sociaux-démocrates ? Comment le socialiste français Pascal Lamy a-t-il pu diriger l’OMC, l’organisation mondiale la plus libérale qui soit ? Du coup, vous comprendrez aussi pourquoi des hommes « de gauche » apportent leur « crédit » au gouvernement de Sarkozy ou comment Dominique Strauss-Khan a pu être nommé à la tête du FMI avec la bénédiction du petit Nicolas. Sans oublier comment un traité constitutionnel pourtant rejeté par referendum est en passe d’être ratifié dans l’indifférence générale... Ce qu’il y a de formidable dans ce livre, c’est qu’il donne toutes les clefs nécessaires pour comprendre les mutations récentes de nos sociétés occidentales, toujours plus consuméristes, affairistes et d’une certaines manière autodestructrices.


Plus qu’un essai militant, Serge Halimi (1) a réalisé un véritable travail d’historien et nous livre ici un ouvrage très documenté. Ce pavé de 600 pages (vous êtes prévenus !) est l’histoire d’une trahison, celle de nos élites et de leur conversion au néolibéralisme. Elles ont réussi l’exploit (en une trentaine d’années tout de même) d’abattre l’ancien ordre keynésien et surtout de faire passer l’idéologie d’une classe (la leur, la classe possédante) pour le sens commun en organisant minutieusement l’impuissance publique. En un sens, la mondialisation est largement le résultat de cette gigantesque machination qui aboutit à la subordination (la soumission ?) de tous aux seuls intérêts des détenteurs de capitaux – cette surclasse mondiale qui considère le droit du travail comme une entrave à la liberté, l’éducation et la santé comme des dépenses inutiles.

« Très tôt, les think tanks néolibéraux ont consacré temps et énergie à la déréglementation des télécommunications. Eux voyaient loin. La structuration de l’information autour d’oligopoles privés gouvernés par leurs actionnaires allait accélérer la privatisation de la société tout entière. (…) L’information, comme la culture ou l’éducation, n’est qu’un produit vendu à des consommateurs sur un marché dans une optique de profit. Et la puissance de l’entreprise reflète l’appréciation du client. C’est ce que Thomas Frank appelle le « populisme de marché », cet étrange élixir qui permet à la droite américaine de stigmatiser comme « élitiste », voire antidémocratique, quiconque s’oppose à une multinationale, puisque la puissance de l’entreprise proviendrait des arbitrages du peuple en sa faveur. »


La démonstration de Serge Halimi est magistrale. Elle décortique les rouages de cette impitoyable machine de guerre idéologique - les stratégies, les moyens mis en oeuvre, les victoires. A la fin, on se sent faible et démuni face à un tel pouvoir. Et pourtant, nous devons garder espoir car il n’existe aucune loi naturelle qui régisse l’évolution des sociétés humaines, quoi qu’en disent les économistes. Il n’existe que des valeurs que nous décidons de défendre ou de renier. Le New Deal, le Front Populaire ou le Conseil National de la Résistance furent des périodes lumineuses. Aujourd’hui, le ciel s’est assombri. Mais gardons ceci en tête : tôt ou tard, même les ténèbres doivent passer... Les révolutions sont faites pour ça. Elles commencent dans les esprits. Aux livres, Citoyens !


Je n’ai qu’un conseil à vous donner : apprenez à penser contre les marchés (pensez au scandale de la Société Générale). C’est la clef. Les moins courageux trouveront ici une interview de Serge Halimi qui reprend les grandes lignes de son livre.


(1) Docteur en sciences politiques, Serge Halimi est journaliste au Monde diplomatique.

Le paradis des maîtres

« (…) nul polycentrisme ne va caractériser l’univers des nouveaux vainqueurs. Il n’y aura pas, par exemple, un eurocapitalisme social là où on avait imaginé un eurocommunisme démocratique. Mais un pays, irradiant tout l’Empire, lui inspirant sa langue, ses intérêts commerciaux, son droit, ses choix fiscaux, budgétaires et monétaires, sa structure inégalitaire. Une seule puissance, la plus riche et celle où les plus riches sont plus puissants qu’ailleurs, va se consacrer à accroître chez elle puis hors de ses frontières la fortune et la tranquillité des riches et des puissants. C’est-à-dire installer sur terre le paradis des maîtres (1).

On peut imaginer récit plus complexe. La « mondialisation », les « contraintes », les « droits de l’homme », la fin du « totalitarisme », l’individu « sujet », le « métissage », le « village global »… Mais il faut apprendre à se libérer de ces mots-valises trop souvent portés, trop lourds en même temps que trop vides. Car la mondialisation, c’est plutôt la conversion des élites économiques, administratives et politiques à un capitalisme déréglementé ; une baisse du coût des transports et des communications qui, de concert avec la généralisation de la micro-informatique, va faciliter les délocalisations déterminées par le rendement financier ; enfin la « chute du Mur », qui accélère la réunification du monde. Avec, à l’arrivée, une concurrence permanente, socialement ciblée, une course-poursuite universelle – et le revenu du 1% d’habitants le plus riche de la planète qui atteint celui des 57% les plus pauvres (2). La réunification du monde aurait pu se produire autrement. Au demeurant, elle ne s’est pas « produite » : elle a été construite. Par des hommes, par des politiques, qui ont créé les conditions de sa pérennité, détruisant les voies alternatives afin qu’il n’y ait plus d’alternative. »

Serge Halimi, « Le grand bon en arrière », fayard, 2006, p. 293-294.

(1) Expression de Noam Chomsky, in « Deux heures de lucidité », Les Arènes, Paris, 2001, p. 54.
(2) Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Rapport mondial sur le développement humain 2002, De Boeck & Larcier, Bruxelles, 2002, p. 19.

Une leçon de libéralisme

« (…) la « progression logique » qui mène d’un système public et gratuit à une industrie largement privée et financée par des assurances (ou par des frais d’inscription dans le cas des universités) passe presque toujours par les mêmes étapes, en Nouvelle-Zélande et ailleurs. On commence par prétendre que le système centralisé ne marche pas, qu’il est bureaucratique, génère des gâchis. Il faut donc le décentraliser –« proximité » oblige-, abandonner aux régions la gestion de leurs budgets – là, on invoque la « responsabilité » locale-, créer un marché de l’éducation ou de la santé pour déterminer des prix qui vont permettre d’orienter et de contrôler la gestion. Ensuite, tantôt on ferme les hôpitaux (ou écoles, ou bureaux de poste) dont on a découvert qu’ils ne sont plus rentables, tantôt on noue des « partenariats » avec des entreprises locales, tantôt on revient sur la gratuité des soins ou des études, tantôt on délègue au secteur privé une part croissante du travail d’éducation ou de santé (on commence en général par le gardiennage, le nettoyage, la restauration). Le plus souvent, on entreprend les quatre réformes à la fois. »

Serge Halimi, « Le grand bon en arrière », fayard, 2006, p. 485.

Mondialisation et inégalités

Notre rêve : un monde sans pauvreté (Devise de la Banque mondiale)

« Quant aux inégalités, je crois qu’on est obligé de reconnaître qu’elles ont augmenté au cours des vingt dernières années dans le monde en développement comme dans la plupart des pays industrialisés. Et plusieurs études tendent à montrer que l’ouverture au commerce international a joué un rôle dans cette évolution. (…) La question des privatisations des infrastructures que la Banque a recommandées pendant une période doit être regardée d’un œil neuf. Car nous nous rendons compte qu’elles n’ont pas toujours été bénéfiques pour les populations. »

François Bourguignon, économiste en chef à la Banque Mondiale, préface in « Bilan du monde », édition 2004, p. 11., cité in Serge Halimi, « Le grand bon en arrière », fayard, 2006.

La fabrication de l’impuissance publique

En France, le mot libéralisme était imprononçable, alors on en a trouvé un autre, Europe. (Alain Touraine) (1)

« Le monétarisme, qui empêche les gouvernements de financer leurs dépenses en ayant recours à la planche à billets, et la baisse des impôts, qui oblige les Etats à réduire la voilure de leurs interventions, vont constituer les armes principales de cette contre-offensive intellectuelle. « Empêcher » et « obliger » ne sont pas des verbes anodins : les néolibéraux n’ont aucune confiance dans la capacité des partis traditionnels, à plus forte raison des fonctionnaires en place, d’interrompre la spirale qu’ils redoutent. Il s’agit donc bien de les obliger à intervenir ; et l’ensemble des politiques menées depuis les années 80 au nom de la « liberté » ont comporté leur lot de mesures coercitives. Au plan monétaire, c’est l’indépendance des banques centrales et, en Europe, la destruction des monnaies nationales. Au plan budgétaire, les critères de convergence qui menacent de lourdes pénalités financières les pays de l’Union européenne dont la politique de dépenses publiques serait jugée trop accommodante. Au plan commercial et industriel, ce sont les « rounds » d’ouverture des frontières nés de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1947, la politique de la concurrence qui, sous astreinte d’amendes du GATT puis de l’OMC, mais aussi de la Commission de Bruxelles, interdit le contrôle des importations, les aides à l’exportation, le soutien de l’activité d’une entreprise en difficulté. Toute cette fabrication d’impuissance a exigé un travail acharné, une machinerie à la fois idéologique, politique, juridique et constitutionnelle. »

Serge Halimi, « Le grand bon en arrière », fayard, 2006, p. 216.


(1) cité p. 400.

Le marché s’installe partout

« Dans la compétition les opposant aux libéraux, les contestataires cumulent les handicaps. Un « troupeau électronique » d’investisseurs contourne le pouvoir des Etats. L’alternance politique détermine l’amplitude de la pente d’une même ligne. Le marché s’installe, y compris dans nos cerveaux, obligés de comparer en permanence les prix et les services : hier les forfaits de téléphones portables, demain les abonnements aux gaz, comme si notre intelligence du monde devait être absorbée par un buvard permanent de consommation permettant de rendre plus naturelle la transformation de l’univers en marchandise. Et puis il y a les écoles que l’on met en concurrence pour pouvoir orienter dès le plus jeune âge ses enfants vers les meilleurs lycées, qui eux-mêmes préparent aux meilleures universités. Sans oublier les hôpitaux, les villes, les régions que l’on classe pour apprendre comment échapper au destin perdant de qui ne privilégie pas à chaque instant son salut individuel. Diversions, palmarès, consommation, narcissisme : chaque fois la presse est là, comme elle était déjà aux fourneaux pour casser les syndicats, chanter « les réformes », héroïser les riches. »

Serge Halimi, « Le grand bon en arrière », fayard, 2006, p. 583-584.

jeudi 24 janvier 2008

"Le principe de Peter", Poche

Ce bouquin a beau dater de 1969, il n'a pas pris une ride. Il constitue toujours une excellente introduction à la « hiérarchologie », la science qui étudie la diffusion de l'incompétence dans une hiérarchie. L'énoncé du principe de Peter est simple : « Tout employé tend à s’élever à son niveau d'incompétence »… et à s’y maintenir ! Le corollaire de Peter précise en toute logique, qu’ « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité ».

A la lumière de ce principe, vous ne verrez plus votre chef de service ou vos collègues de bureau
de la même manière. Vous serez désormais à même de repérer du premier coup d’œil l’employé victime du syndrome du dernier poste et vous découvrirez peut-être les joies de l’incompétence créatrice, seule garante de l’épanouissement au travail. Véritable guide de survie en milieu hiérarchique, j’en conseille la lecture à tous, que vous travailliez en entreprise ou dans l’administration. Vous comprendrez pourquoi votre chef, un incompétent notoire, a pu s’élever aussi haut dans la hiérarchie de votre boîte. Ainsi parviendrez-vous peut-être à éviter l’ultime promotion qui vous élèvera fatalement à votre tour, à votre niveau d’incompétence…

mardi 22 janvier 2008

L'Utopie libérale

« Nous devons être en mesure de proposer un nouveau programme libéral qui fasse appel à l’imagination. Nous devons à nouveau faire de la construction d’une société libre une aventure intellectuelle, un acte de courage. Ce dont nous manquons, c’est une Utopie libérale, un programme qui ne serait ni une simple défense de l’ordre établi, ni une sorte de socialisme dilué. Mais un véritable radicalisme libéral qui n’épargne pas les susceptibilités des puissants (syndicats compris), qui ne soit pas trop sèchement pratique, et qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui. Nous avons besoins de leaders intellectuels, prêts à résister aux séductions du pouvoir et de la popularité, et qui soient prêts à travailler pour un idéal, quand bien même ses chances de réalisation seraient maigres. Ils doivent avoir des principes chevillés au corps, et se battre pour leur avènement même s’il semble lointain. Les négociations politiques : qu’ils les laissent aux hommes politiques ! Le libre-échange et la liberté d’entreprendre sont des idéaux qui peuvent encore éveiller l’imagination des foules. Mais un simple « libre-échange modéré » ou un « assouplissement des réglementations » ne sont ni respectables intellectuellement, ni susceptibles d’inspirer le moindre enthousiasme. La principale leçon qu’un libéral conséquent doit tirer du succès des socialistes est que c’est leur courage d’être utopiques qui leur a valu l’approbation des intellectuels ainsi que leur influence sur l’opinion publique, qui rend chaque jour possible ce qui, récemment encore, semblait irréalisable. Ceux qui se sont souciés exclusivement de ce qui semblait réalisable dans tel état de l’opinion se sont constamment rendu compte que tous leurs projets devenaient politiquement impossibles en raison de l’évolution d’une opinion publique qu’ils n’avaient rien fait pour guider. (…) Si nous retrouvons cette foi dans le pouvoir des idées qui fut la force du libéralisme dans sa grande époque, la bataille n’est pas perdue. »

Friedrich Hayek (fondateur de la Société du Mont Pèlerin), 1949
cité in Serge Halimi, « Le grand bon en arrière », fayard, 2006, p. 586.

dimanche 20 janvier 2008

Une époque formidable

« L’usine, nous dit-on, doit dégager un profit, faute de quoi les actionnaires protesteront. Houspillé par son conseil d’administration, le patron va alors morigéner le contremaître, qui se retournera contre ses ouvriers. Il est long, ce fouet dont l’extrémité strie le dos des enfants. Doit-on encore s’étonner que les actions des usines de coton rapportent 25%, 35%, voire 50% par an ? Oui, mes maîtres, cela paie de moudre le dos des petits en poudre de dividende. « Enlevez-nous le travail des enfants et nous irons ailleurs » est la menace habituelle des propriétaires d’usine et de leurs lobbyistes dans les couloirs des parlements. Et, hélas ! nous vivons dans une civilisation où ce genre de chantage porte. »

Edwin Markham (1) , « The hoe-man in the making », Cosmopolitan, septembre 1906, cité in Serge Halimi, Le grand bond en arrière, fayard, 2006, p. 390.

(1) Edwin Markham était maître d’école, poète et journaliste.